Se lancer dans l’aventure,
Je me rappelle ce jour, où, épaule contre son épaule j’ai ressenti cet élan particulier ; une forme de certitude enthousiaste. Allez, oui, osons « devenir parent ».
Il y a ces mots sur nos lèvres, pleins de regards échangés et puis une excitation pour ce projet : concevoir un enfant.
Zou… Ejection de la contraception, et propulsion dans cet entre-deux ; cet espace ou tu navigues entre : ton envie, ton désir, tes projections et la réalité factuelle. Nous avons beau le vouloir très fort, la rencontre de deux gamètes n’est pas si évidente que cela peut paraître.
Avec l’Homme, nous avons vu notre sexualité se modifier avec ce désir si intense de vouloir créer « la Vie ». Au début, attisés par l’instinct de reproduction, notre libido s’en est trouvée décuplée. Et puis… et puis, cela prend plus de temps que ce que nous avions imaginé. Me voilà alors, dans une logique d’optimisation, à faire le point sur mes cycles, à calculer le « bon timing » pour se donner un maximum de chance. L’affaire devient, vous en conviendrez, beaucoup moins spontanée… nous programmons et planifions des moments intimes… Ce n’est pas « jardinez avec la Lune » mais derrière notre planning, on sème, on s’aime.
Et puis, le voilà ce trait rose qui vient faire palpiter mon cœur et faire trembloter ma main. Je regarde le test et réfléchis à la manière dont je l’annoncerais à l’Homme. J’accueille ce doux sentiment en moi, et le soir, tête sur l’oreiller… mon esprit dérive joyeusement.
C’est bon, je sais, je vais le surprendre mon FLo… et puis, et puis, une drôle de sensation, une douleur vive, assise sur les toilettes, face à ma culotte qui n’a plus la même couleur que ce matin, je suis abasourdie. Il n’y aura pas d’annonce.
J’attrape une serviette, je respire et j’étouffe. Je ne bouge pas et j’ai envie de fuir. Il n’avait que quelques jours, mais ce petit mélange de Nous s’en est allé.
On ne maîtrise pas la conception d’un enfant, je me prends cette évidence de plein fouet. Notre quotidien suit son cours, j’ai acheté des tests d’ovulation, nous franchissons un cap supplémentaire dans notre planification charnelle. Assise sur mon canapé, je sens grandir en moi cette envie de devenir maman. C’est intense, c’est vif. Voir une femme enceinte, me grignote de l’intérieur. Je continue d’espérer, d’y croire.
Il y aura un autre trait rose, un autre, et encore un… Il y a des moments de colère intense, contre moi, contre tout. L’ascenseur émotionnel va bon train entre des joyeuses certitudes : je suis enceinte ; des doutes terribles : vais-je le rester ? Et des moments de douleur morale face aux pertes, à ces règles qui n’en sont pas et qui me plient en deux. Je vis ce qui se nomme des « troubles de l’implantation embryonnaire ».
Mots barbares.
Il y a des moments où j’en veux à la terre entière, où je souris au travail alors que mon cœur se noie. Faire semblant quand coule ce sang rouge.
La vie suit son cours.
Nous sortons du restaurant, c’est un soir de décembre et quelques minutes plus tôt mon frère nous annonçait « leur » heureuse nouvelle. Ma belle sœur est enceinte et je n’arrive pas à me réjouir. Je flotte, mes oreilles ne veulent pas entendre. Nous montons dans la voiture, le retour est silencieux. La nuit est noire. L’Homme se laisse absorber par la conduite, fixant la route. Je le regarde, il ne tourne pas la tête et je sais pourquoi.
Sa paume vient frapper le volant. Je croise son regard et ce que j’y vois me glace les os. Des années après, en fermant les yeux, l’image est tout aussi nette. Je le vois assis au bord du précipice. L’intensité de sa souffrance, de notre souffrance nous englue. Marée noire, collante, puante… La vie nous mazoute et nous sommes telles deux mouettes sur le bord de l’océan. Pourrons nous reprendre notre envol ? Comment faire face ?
C’est indescriptible, il n’y a rien de « juste », il n’y a rien de « normal » et « il n’y a rien à faire pour l’instant » dixit mon médecin… Un seul conseil : « Il faut se donner du temps ».
J’enchaîne conceptions et pertes. Et puis, un jour, une collègue de travail s’inquiète de ma « triste mine ». « Je te sens différente ces derniers temps ». Mon estomac, mes tripes et mon cerveau explosent. La digue lâche, et les mots fusent, affutés, acérés par toute la tristesse de ces derniers mois. Mes yeux pleurent, ma bouche parle et mon cœur crépite.
Elle accueille tout cela avec beaucoup de bienveillance et prononce cette phrase qui me met à terre, sonnée, muette : « tu as déjà pensé à arrêter le gluten ? ». Ma collègue est médecin, nous sommes en janvier 2015. Un rapport vient d’être publié dans la revue Human Reproduction update …. Qui met en avant la corrélation possible entre maladie cœliaque et infertilité. Je lis l’article. Je suis dans le bus, le paysage n’est pas le même qu’hier.
Dès le lendemain, je bouscule mes habitudes alimentaires. Je découvre que la digestion est un processus non douloureux. Mais ce ne sera pas la seule surprise. Quelques semaines après, nous partons en amoureux à Paris. Dans le TGV, je réussis l’exploit de faire pipi sur mon test sans m’en mettre sur les doigts. Il fallait bien un endroit improbable pour accueillir cette nouvelle grossesse. Je retourne m’asseoir, ce petit bout de Nous saura-t-il s’implanter ?
Le lendemain, dans une boutique sous la coulée verte, j’achète un mousqueton d’escalade, que je glisse dans ma poche. La lumière est douce.
Un jour de plus, et il est toujours là en moi. La dame de fer est au spectacle de mon annonce. Dans ma main le maillon métallique, symbole de notre union et de ce grand trésor. Je le lui tends. Il me regarde, question improbable : Tu veux qu’on se mette à l’escalade ? Je lui dis, main sur le ventre, que j’espère que celui-ci sera digne d’Alain Robert…
Mon Homme, grand gaillard, pleure. Il se penche et lui murmure ces mots : Accroche toi…
De cette aventure vers la parentalité, je garde le souvenir de ces allers et retours de sensations, d’émotions ; de toute ma détresse. La brûlure vive de la perte d’un embryon. Mes fausses couches étaient précoces, certains m’ont dit « de toute façon, ils n’auraient pas pu vivre ». J’ai préféré me taire que d’entendre ce qu’on voulait bien me dire. Bien sûr, c’était une possibilité, mais dans la souffrance du moment, je voulais juste être écoutée. Pouvoir vider ma douleur, la poser hors de moi, la mettre à distance quelques minutes. Je voulais pouvoir pleurer, je voulais pouvoir m’énerver à haute voix, je voulais pouvoir être consolée.
Je vous passe les « Et vous, c’est pour quand ? », maladroits, qui vous plantent un poignard entre les deux omoplates. Ces phrases qui font mal, les phrases qui sont pires. Ces pertes m’ont impactées, elles ont mis à nu mon désir d’être mère, elles m’ont ouvert à une part de moi que je ne connaissais pas. En en parlant, après coup, elles m’ont aussi permis d’être dépositaire de confidences d’autres mamans, d’autres femmes, de libérer la parole, d’être juste « là ».
Nous avons deux enfants à la maison et pourtant nous avons créé six fois la vie. Il y a dans tout cela une part de mystère, une part de ce que la nature nous a offert de vivre. Je ne sais pas comment cela aurait été si rien de tout cela n’avait existé. Une chose est sûre, je mesure chaque jour la chance que j’ai de les regarder grandir.